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20 mai 2012

Le calcul à la rupture appliqué aux voûtes

1  Introduction

Nous présenterons sur ce blog des exemples d'études d'arcs et de voûtes, ainsi que différents concepts liés à ces structures (poussées actives et passives, coefficients de rupture et coefficients de sécurité géométrique, évolution des structures après mise en place d'un mécanisme de ruine...). Pour traiter ces sujets, nous utiliserons le calcul à la rupture. Cet article est une présentation rapide du calcul à la rupture appliqué aux structures maçonnées.
Commençons par un exemple : considérons un arc posé sur des supports fixes, arc dont on ne connaît que la géométrie, le chargement qui s'y applique, et la capacité de résistance de son matériau constitutif. Cette structure est trois fois hyperstatique. Cela signifie qu'il est possible de calculer l'ensemble des efforts intérieurs de l'arc sous l'effet du chargement, à condition de se donner trois paramètres : par exemple la poussée horizontale, la force verticale appliquée par l'arc sur un de ses appuis, et la position de la résultante des forces à la clé. Supposons ces trois paramètres fixés. En écrivant les équations de l'équilibre (la somme des forces et moments sur chaque bloc est nulle), on détermine l'ensemble des forces s'exerçant sur les joints de l'arc (les forces intérieures). On peut alors dessiner la ligne de pression, c'est-à-dire le lieu géométrique des points d'application des résultantes des forces sur les joints. On peut imaginer cette ligne comme l'endroit où "passent les forces". Un exemple de ligne de pression est dessiné sur la figure 1, avec des points rouges indiquant où la ligne passe le plus près de l'intrados ou de l'extrados de l'arc.
Fig. 1: Ligne de pression
Il faut retenir ici que la ligne de pression trouvée correspond à un état d'équilibre (la somme des forces et moments sur les blocs est nulle), qui a été choisi arbitrairement en fixant trois paramètres. Comme il est possible de choisir la valeur des paramètres, il existe une infinité de lignes de pression, chacune représentant un état d'équilibre de l'arc. Si on considère un état d'équilibre particulier, deux questions se posent :
  1. L'état d'équilibre considéré est-il un état d'équilibre stable ?
  2. L'état d'équilibre considéré est-il l'état d'équilibre réel de l'arc ?
Nous allons voir que le calcul à la rupture permet de répondre à la première question de manière graphique : un état d'équilibre est stable si sa ligne de pression est comprise à l'intérieur des limites de l'arc. De plus, si un tel état d'équilibre existe, alors l'arc lui même est stable, même si on ne connaît pas l'état d'équilibre réel de l'arc. Cependant il n'est pas possible de répondre à la seconde question sans se donner d'autres informations sur l'arc. Le calcul à la rupture permet donc de se prononcer sur la stabilité1 d'une structure sans savoir dans quel état d'équilibre elle se trouve réellement.

2  Avant le calcul à la rupture, l'analyse limite

L'analyse limite est utilisée pour l'étude des structures composées d'un matériau au comportement élasto-plastique parfait. En 1953 Kooharian [5] a l'idée d'adapter cette théorie pour l'étude des arcs clavés en pierre. Afin de déterminer les chargements admissibles pour un arc, c'est-à-dire les chargements pour lesquels la structure ne s'effondre pas, il utilise les deux théorèmes suivants issus de l'analyse limite. Le premier théorème, "lower-bound theorem" (approche statique par l'intérieur), affirme :
Collapse will not occur if at each stage of a loading a safe, statically admissible state can be found.
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L'effondrement ne se produira pas si à chaque étape d'un chargement un état stable et statiquement admissible peut être trouvé.
Dans le cas des arcs clavés, un état stable et statiquement admissible correspond à une ligne de pression intérieure. Ainsi si une ligne de pression peut être dessinée à l'intérieur de l'arc, alors Kooharian assure que la structure ne s'effondrera pas, bien que l'état réel d'équilibre de la structure ne soit pas connu.
Le second théorème, "upper-bound theorem" (approche cinématique par l'extérieur), affirme :
Collapse will occur (or will have occurred previously) if a kinematically admissible collapse state can be found [...]. A kinematically admissible collapse state is one characterized by the condition that in a virtual displacement of the mechanism, the work done by external loads must be at least as large as that done by the internal forces.
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L'effondrement se produira (ou se sera déjà produit) si un mécanisme cinématiquement admissible peut être trouvé [...]. Un mécanisme cinématiquement admissible est un mécanisme caractérisé par la condition suivante : pour un déplacement virtuel du mécanisme, le travail des forces extérieures doit être au moins aussi grand que le travail des forces intérieures.
Ce théorème est reformulé par O'Dwyer [8] ainsi :
If formation of the mechanism does not require the expenditure of extra energy but instead results in a decrease in the potential energy of the arch and its loads then the mechanism will form.
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Si la formation du mécanisme ne requiert pas la dépense d'une énergie supplémentaire, mais au contraire aboutit à une diminution de l'énergie potentielle de l'arc et de son chargement, alors le mécanisme se formera.
Une fois ces deux théorèmes posés, la méthode de Kooharian consiste d'abord à chercher une ligne de pression intérieure. Si une telle ligne était trouvée, le chargement considéré ne provoquerait pas l'effondrement d'après le premier théorème. S'il n'était pas possible d'en trouver une, alors les dessins des lignes de pression donnaient une idée de l'emplacement où des rotules pourraient se former. Ces rotules définissaient les mécanismes qui pouvaient être dangereux pour la stabilité de l'arc. L'application du second théorème permettait alors de vérifier si ces mécanismes pouvaient effectivement provoquer l'effondrement. Ces méthodes nécessitaient de bons talents de dessinateur. De plus, même si aucune ligne de pression intérieure n'étaient pas trouvée, une telle ligne pouvait tout de même exister. Il est aujourd'hui facile d'implémenter ces dessins de façon analytique et de vérifier numériquement de façon extensive si une ligne de pression intérieure existe. Par exemple, pour un arc simple, la figure 1 montre une ligne de pression intérieure. L'arc est donc stable. On peut par ailleurs vérifier que pour tous les mécanismes de ruine envisageables (par exemple figure 2), la formation des mécanismes aboutit à une augmentation de l'énergie potentielle de l'arc et de son chargement.
Fig. 2: Mécanisme

3  "The Stone Skeleton"

Heyman écrit en 1966 un important article pour l'application de l'analyse limite à la maçonnerie : "The Stone Skeleton" [3]. Il y propose trois hypothèses qui ont été très largement reprises depuis pour l'étude des structures clavées :
  1. la pierre n'a pas de résistance à la traction ;
  2. la résistance à la compression de la pierre est infinie ;
  3. le glissement d'une pierre sur une autre ne peut pas se produire.
Ces trois hypothèses conduisent à la conclusion de Kooharian : une ligne de pression intérieure indique un état stable et statiquement admissible pour la structure. Heyman applique les théorèmes de l'analyse limite à l'étude des arcs-boutants et des voûtes d'ogives en 1966 [3] et plus tard aux dômes et aux voûtes en éventail (voir la synthèse de ces travaux dans 1995 [4]).

4  Le calcul à la rupture

En 1976, Salençon [10] pose les bases du calcul à la rupture et généralise le propos de l'analyse limite, en remplaçant la condition de parfaite plasticité par un critère de résistance sur le matériau. Le calcul à la rupture est alors principalement appliqué à la mécanique des sols. Il va être également appliqué aux calculs des arcs et des voûtes. La base théorique du calcul à la rupture est alors définie, et les principales variations des auteurs suivants vont concerner les méthodes utilisées pour trouver les lignes de pression.

4.1  Résolution analytique

La méthode la plus directe consiste à résoudre analytiquement le problème en fonction des inconnues hyperstatiques. Naturellement, une telle résolution n'est possible que pour les géométries les plus simples : piédroits, arcs en plein cintre. Elle est appliquée par exemple par Heyman pour étudier un arc-boutant droit (1966 [3]), et par Ochsendorf pour étudier les piédroits et contreforts (2002 [7]).

4.2  Méthode des équations d'équilibre discrétisées

La méthode peut-être la plus simple à implémenter est celle des équations d'équilibres discrétisées. L'arc est découpé en blocs finis. En se donnant la valeur des trois inconnues hyperstatiques, et en utilisant les équations d'équilibre appliquées à chaque bloc, les forces intérieures sont déterminées de proche en proche dans l'arc. Les équations peuvent être écrites sous forme matricielle, et ainsi permettre une maximisation sous contrainte pour trouver la ligne de pression recherchée. Cette approche est utilisée par Smars [11], Lau [6]...
Cette méthode est la plus proche de la statique graphique du XIXe siècle.

4.3  Méthode de Delbecq

Delbecq (1983) [2] applique le calcul à la rupture aux ponts en maçonnerie (arches avec remblai, avec de fortes surcharges d'exploitation). Contrairement à Heyman, il ne postule pas que la pierre a une résistance à la compression infinie, et envisage donc la diminution de stabilité due à l'écrasement des voussoirs. Suite à son étude extensive des formes des lignes de pression des arches avec remblai, il produit une méthode qui permet la détermination de l'ensemble des lignes de pression qui restent comprises à l'intérieur de l'arche, à partir des propriétés des lignes extrémales. Pour un chargement donné $\underline{Q}$, cette méthode donne le coefficient de rupture $F$, qui est défini par le chargement minimum $\underline{Q}_{ext}=F\underline{Q}$ provoquant l'effondrement. A titre d'exemple, la figure 3 affiche en rouge l'ensemble des lignes de pression intérieures d'un arc simple, trouvées avec la méthode de Delbecq.
Fig. 3: Ensemble des lignes de pression intérieures

4.4  La méthode du réseau de forces

O'Dwyer propose en 1999 [8] une nouvelle méthode : "the force network model" (méthode du réseau de forces). Cette méthode donne à la fois le coefficient de rupture et le coefficient de sécurité géométrique, ce dernier étant défini comme le rapport $D/d$ maximum pour l'ensemble des lignes de pression, avec $D$ et $d$ définis sur la figure 4. Cette méthode est plus facile à appréhender que celle de Delbecq, dans le sens où elle ne dépend pas d'une étude analytique des lignes de pression préalablement. De plus elle permet d'étudier les structures tridimensionnelles. O'Dwyer utilise les principes de la statique graphique avec les moyens informatiques modernes. Il définit sur la surface moyenne d'une voûte un réseau (ou maillage) de forces. Le chargement est discrétisé sur les nœuds du réseau. La position des nœuds est fixée en plan, mais pas en élévation. Il pose trois hypothèses pour l'application de sa méthode :
  1. toutes les forces entrant dans le modèle sont des forces compressives ;
  2. les forces intérieures appliquées à chaque nœud doivent être en équilibre avec les forces extérieures qui représentent le chargement appliqué à ce nœud ;
  3. tous les nœuds dans le réseau doivent être situés à l'intérieur de la maçonnerie.
L'ensemble des équations d'équilibre étant écrites, le problème devient un problème de maximisation (du coefficient de rupture ou du coefficient de sécurité géométrique) sous contraintes (la position verticale des nœuds peut varier, mais ils doivent rester dans la maçonnerie).
Cette méthode est développée et utilisée par la suite par Block (2009) [1], ou encore par Oikonomopoulou (2009) [9].
Fig. 4: Coefficient de sécurité géométrique ("geometric factor of safety") D/d

5  Les études récentes

Le calcul à la rupture appliqué aux structures maçonnées a fait l'objet de plusieurs thèses de doctorat ces dernières années, principalement au MIT aux Etats-Unis, mais également en Belgique et en France :
  • Smars (2000) [11] étudie les voûtes gothiques en Brabant. Cette thèse est particulièrement intéressante en raison des détails donnés sur les fondements théoriques du calcul à la rupture.
  • Ochsendorf (2002) [7] analyse successivement les contreforts (ou piédroits) et les arcs, puis l'assemblage des deux.
  • Lau (2006) [6] étudie les dômes.
  • Block (2009) [1] développe une méthode pour l'analyse tridimensionnelle des structures maçonnées. Il étudie entre autres les voûtes en éventail, les escaliers à voûte sarrazine, les roses...
  • Oikonomopoulou (2009) [9] développe un logiciel pour étudier les structures complètes (ensemble voûte nef et bas-côté + contreforts et arcs-boutants).

6  Conclusion

Cette courte présentation n'est qu'une petite introduction aux principes du calcul à la rupture appliqué aux arcs. Les détails de la théorie et des diverses méthodes existantes sont données en détail dans les thèses mentionnées ci-dessus. Ces thèses sont disponibles en téléchargement sur les sites suivants :
  • Smars [11] (en français)
  • Lau (2006) [6], Block (2009) [1] (en anglais)
  • Oikonomopoulou [9] (en français)
Notre projet est de présenter ultérieurement sur ce blog des approfondissements sur les aspects suivants du calcul à la rupture :
Article mis en ligne le : 20/05/2012.
révisé le : 13/01/2013.

Bibliographie

[1]
P.  BLOCK : Thrust Network Analysis : exploring three-dimensional equilibrium. Thèse de doctorat, Massachusetts Institute of Technology, Dept. of Architecture, 2009.
[2]
J.  DELBECQ : Analyse de la stabilité des ponts en maçonnerie par la théorie du calcul à la rupture. Thèse de doctorat, Ecole nationale des ponts et chaussées, Paris, 1983.
[3]
J.  HEYMAN : The stone skeleton. International Journal of Solids and Structures, 2(2): 249-256, 1966.
[4]
J.  HEYMAN : The Stone Skeleton: Structural Engineering of Masonry Architecture. Cambridge University Press, 1995.
[5]
A.  KOOHARIAN : Limit analysis of voussoir (segmental) and concrete arches. In Proceedings - American Concrete Institute, vol. 49, p. 317-328, Detroit, Michigan, 1953.
[6]
W. W. LAU : Equilibrium analysis of masonry domes. Master thesis, Massachusetts Institute of Technology, 2006.
[7]
J. A. OCHSENDORF : Collapse of Masonry Structures. Thèse de doctorat, King's College, Cambridge, 2002.
[8]
D.  O'DWYER : Funicular analysis of masonry vaults. Computers & structures, 73(1-5): 187-197, 1999.
[9]
A.  OIKONOMOPOULOU : Approches numériques pour l'étude du comportement des structures maçonnées anciennes : un outil basé sur le calcul à la rupture et la visualisation graphique. Thèse de doctorat, Université Paris-Est ENSA Paris La Villette, Paris, déc. 2009.
[10]
J.  SALENçON : Calcul à la rupture. Cours, DEA-ENPC, 1976.
[11]
P.  SMARS : Etudes sur la stabilité des arcs et voûtes - confrontation des méthodes de l'analyse limite aux voûtes gothiques en Brabant. Thèse de doctorat, Université Catholique de Louvain, Leuven, 2000.

Notes:

1 En réalité, il est seulement possible de se prononcer sur la potentielle stabilité de l'arc. Nous ne nous attarderons pas sur ce point qui est un des plus délicats de la théorie du calcul à la rupture. Le lecteur intéressé pourra trouver un exposé complet sur la question dans Smars (2000) [11].