23 juin 2013

Les tirants métalliques anciens

1  Tirants extérieurs et tirants intérieurs

Il existe dans les monuments anciens deux types de tirants en fer forgé principalement1 : les tirants extérieurs aux maçonneries, dont nous allons parler dans la suite, et les tirants intérieurs aux maçonneries, appelés généralement chaînages pour les distinguer des tirants extérieurs.
Nous avons choisi de parler ici principalement des tirants métalliques extérieurs aux maçonneries. Ces tirants, en étant visibles, sont plus souvent l'objet de choix de restauration. Faut-il les supprimer, ou les conserver ? Cette question revient fréquemment. Pour des raisons esthétiques ou historiques les architectes chargés de la restauration des monuments anciens peuvent choisir l'une ou l'autre solution. Ces opérations ont des implications sur la stabilité du bâtiment, et les effets des tirants doivent être estimés. A contrario les tirants intérieurs aux maçonneries sont souvent laissés en place, car le plus souvent leur présence n'est même pas connue.
Pour distinguer ces deux types de tirants dans la suite, nous appellerons les tirants intérieurs aux maçonneries chaînages, et les tirants extérieurs simplement tirants.
Les tirants peuvent être des éléments prévus dès la construction d'un bâtiment, ou bien rapportées ultérieurement pour le stabiliser. Ils sont utilisés dans les monuments anciens pour :
  • reprendre les poussées des couvrements, que ces derniers soient en pierre (voûtes) ou en bois (voûtes lambrissées ou en plâtre, charpentes)
  • stabiliser les murs qui déversent
  • maintenir les parements extérieurs des murs à double parements avec fourrure2 des tours, car ces parements extérieurs tendent à se séparer de la fourrure (Heyman 1992 [8])
  • reprendre les efforts de vent sur les cheminées (D'Aviler 1755 [3,Art. Ancre]). Les tirants ont alors une fonction de tirant-buton, généralement rendue possible par leur faible longueur.
Nous commencerons par étudier la terminologie et la représentation des tirants dans les traités d'architecture. Nous décrirons ensuite la typologie des tirants et de leurs pièces constitutives (corps du tirant, assemblages, ancres etc.). Nous terminerons par quelques remarques sur les formules de dimensionnement des tirants.

2  Terminologie et représentation

2.1  Tirant, chaîne et chaînage

Le mot tirant réserve quelques surprises. En effet, dans la littérature du XVIIe au début du XIXe siècle, le mot n'a pas toujours le sens que les ingénieurs lui donnent aujourd'hui. Il peut désigner :
  • une courte pièce métallique permettant de lier une poutre ou solive avec la maçonnerie (Félibien 1676 [7], Diderot et d'Alembert 1765 [5], Duhamel du Monceau 1767[6])
  • une pièce de charpente bois : entrait ou poinçon (Félibien 1676 [7], D'Aviler 1755 [3])
  • un tirant intérieur à la maçonnerie (D'Aviler 1691 [2])
  • un tirant extérieur à la maçonnerie (D'Aviler 1755 [3])
Par ailleurs, les termes chaîne et chaînage ont également été employés pour désigner ce qu'un ingénieur pourrait appeler aujourd'hui un tirant, avec des significations qui varient suivant les époques et les auteurs. Nous livrons ci-dessous les résultats d'une recherche rapide dans quelques traités du XVIIe au XIXe siècle.
Le Grand Siècle   Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, Félibien définit dans son dictionnaire un tirant comme "une poutre ou pièce de bois qui traverse d'une muraille à une autre, & sur laquelle sont posées les Forces, qu'elles empeschent de s'écarter" (Félibien 1676 [7, p.753]). Les forces désignent ici probablement les jambes de force ([7, p.598]), et le terme tirant renvoit donc dans le dictionnaire de Félibien seulement à une pièce de charpente : l'entrait. Félibien utilise d'ailleurs le terme tirant conjointement au terme entrait pour désigner l'entrait supérieur du brisis d'une charpente à la Mansart sur une des planches d'illustration de son traité ([7, p.130-131 Planche XVI]). Cependant, une autre utilisation du terme tiran est présente dans la description des planches de Félibien. Il utilise le terme tiran pour désigner une pièce métallique qu'il représente (Fig. 2) mais qu'il ne définit pas précisément. Il évoque seulement "les grosses pièces de fer qui s'emploient soit à faire des Ancres, & Tirans ; des Crampons & des Harpons, pour entretenir les murailles ; soit à lier ou attacher des Poutres ou des Tirans de bois, comme font les Boulons & Estriers [...]" ([7, p.206]). La pièce dessinée, est assez courte si on prend pour référence son épaisseur représentée, et pourrait correspondre à une pièce d'assemblage permettant de lier un about de poutre avec la maçonnerie. Il n'est pas donné d'indication sur la mise en œuvre de ce tiran par Félibien. Par ailleurs, Félibien ne définit que les chaisnes de pierre de taille qui sert à fortifier les murailles (p516), et des Chaisnette, petite chaisne faite de plusieurs anneaux de fer, ou autre metail. (p517). Nous n'avons pas trouvé d'entrée correspondant à des chaînes métalliques ou chaînages métalliques dans son dictionnaire.
Fig 2: Ancre (A) et Tiran (B)
d'après Félibien 1676 [7] Planche XXXIII - scanné par la BNF
D'Aviler donne dans son Cours d'architecture des indications sur les dimensions que doit avoir un tirant, dans le chapitre consacré à l'usage du fer dans les bastimens (1691  [2]). Ces tirants en fer semblent principalement correspondre à des tirants intérieurs aux maçonneries3. D'Aviler n'utilise pas dans ce chapitre le terme de chaîne.
Le XVIIIee siècle   Au milieu du XVIIIee siècle, dans une édition posthume du Dictionnaire d'Architecture de D'Aviler (1755[3]), le terme tirant sert à désigner une longue pièce [...] arrêtée par ses extrêmités par des ancres. Cette longue pièce est en bois4, et peut correspondre à un entrait, mais la description dans cet ouvrage pourrait également correspondre à une autre poutre située plus bas que la charpente, sous le maître entrait. Cependant, il existe également dans le Dictionnaire d'Architecture une sous-entrée pour le tirant de fer, qui corresponde à un tirant extérieur aux maçonneries (ce détail n'étant pas précisé explicitement). La définition d'une chaîne de fer correspond quant-à elle à un chaînage intérieur aux maçonneries dont nous avons parlé en introduction.
CHAîNE DE FER. C'est un assemblage de plusieurs barres de fer liées bout à bout par clavettes ou crochets, qu'on met dans l'épaisseur des murs des bâtimens neufs pour les entretenir, ou à l'entour des vieux, ou de ceux qui menacent ruine, pour le retenir, comme il a été pratiqué à l'entour de Saint-Pierre de Rome. On nomme encore cet assemblage, Armature.
[...]
TIRANT DE FER. Grosse & longue barre de fer, avec un œil ou trou à l'extrêmité, dans lequel passe une ancre, qui sert pour empêcher l'écartement d'une voûte, & pour retenir un mur, un pan de bois, ou une souche de cheminée.
D'Aviler 1755[3]
Le terme tiran dans l'article sur la serrurerie5 de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert désigne la pièce métallique qui permet de transmettre les efforts de traction entre une poutre en bois et une ancre (Fig. 3). Cette courte pièce métallique ne correspond donc à aucune des deux définitions données dans l'édition du Dictionnaire d'Architecture de D'Aviler que nous avons rapporté ci-dessus. Les chaînes définies dans cet article de l'Encyclopédie se rapprochent plus de la conception actuelle du mot tirant, mais l'article semble faire référence principalement aux chaînes intérieures aux maçonneries6.
Le tiran (fig. 14.) est une barre de fer plat, d'environ cinq à six piés de long, repliée sur elle-même en A, & soudée, formant un œil quarré par le bout A, dans lequel on fait entrer l'ancre C jusqu'au milieu ; à l'autre bout est un talon pour être entaillé dans l'épaisseur des poutres qui traversent les murs de face, & être attaché aux extrémités avec des clous de charrette.
Les chaînes (fig. 15 Pl. II & 16 Pl. III) font le même effet que les tirans, à l'exception que les barres, quelquefois quarrées & quelquefois méplates, sont prises dans l'épaisseur des bâtimens, & ont une mouffle simple ou double par chaque bout.
Diderot et d'Alembert 1765 [5]
Fig 3: Ancre et Tiran
d'après Diderot et d'Alembert 1765 [5]

Fig 4: Chaînes
d'après Diderot et d'Alembert 1765 [5]
A la même époque, Duhamel du Monceau présente le même type de tirant court que les Encyclopédistes, servant d'assemblage entre la maçonnerie et un tirant en bois : "[...] si l'on met à l'autre extrémité de la même poutre un pareil bout de tirant ou un harpon avec son ancre, les deux murs opposés seront assez bien liés l'un à l'autre [...]". Puis il ajoute : "mais la liaison est encore plus parfaite quand la barre ou le corps du tirant traverse tout le bâtiment. Souvent, pour que rien ne paroisse, on noie cette barre dans un mur de refend, & l'ancre dans celui de face." ([6, p.44]). La pièce d'assemblage devient ici le tirant métallique long que nous connaissons, et il est ici masqué à l'intérieur du plancher. Duhamel de Monceau donne cependant à ce tirant le nom de chaîne, et distingue les chaînes simples des chaînes à moufles suivant leurs assemblages ([6, p.45]). Nous reviendrons sur cette distinction dans la partie consacrée aux assemblages.
La révolution industrielle   Au milieu du XIXe siècle, avec l'avènement des charpentes métalliques, le terme tirant est utilisé par les ingénieurs pour désigner les longues pièces tendues entre les pieds d'arbalétriers de ces nouvelles charpente. On trouve encore cependant l'utilisation du mot chaîne chez certains auteurs (par exemple dans Sganzin 1839 [16] qui parle de chaîne de tirage avec assemblage à Trait du Jupiter).
Notons enfin la définition que donne Viollet-le-duc pour les chaînages en 1859 : "Ce mot s'applique aux longrines de bois, aux successions de crampons de fer posés comme les chaînons d'une chaîne, ou même aux barres de fer noyés dans l'épaisseur des murs, horizontalement, et destinés à empêcher les écartements, la dislocation des constructions en maçonnerie." (Viollet-le-Duc 1859 [19]). Il appelle ensuite tirants les probables tirants métalliques qui s'assemblaient aux crampons encore en place à Vézelay à la naissance des arcs doubleaux.
Tirants extérieurs faiblement représentés   Dans les traités français du XVIIe et du XVIIIe, lorsqu'ils font référence à des pièces métalliques les termes tirant et chaîne correspondent principalement à des courtes pièces d'assemblages, ou bien à des chaînages intérieurs aux maçonneries. Seule exception notable parmi les traités mentionnés ici, l'édition posthume du Dictionnaire d'Architecture de D'Aviler (1755 [3]) qui décrit des tirants extérieurs aux maçonneries, sans toutefois être très explicite sur le caractère extérieur des tirants.
Les informations que nous avons pu recueillir sur les tirants antérieurs au XIXe siècle, concernent donc principalement les chaînages. Nous utiliserons tout de même ces informations, en faisant l'hypothèse raisonnable que les caractéristiques techniques des tirants et des chaînages devaient être proches, et à défaut d'informations plus précises.
Concluons cette partie en reconnaissant que le corpus réunit pour cette étude du vocabulaire reste très limité, et qu'il faudrait certainement encore creuser la question. Dans la suite de cet article, nous continuerons à utiliser le terme générique de tirant, même s'il est évident qu'il ne correspond pas nécessairement au terme employé à l'époque de la mise en œuvre des tirants.

2.2  Représentation

Nous utilisons dans cet article les traités sur les techniques de construction comme principale source d'information. Cette démarche est sujette à caution, car ces traités sont une représentation déformée de la réalité. Cette déformation, ou occultation de certains aspects techniques est claire concernant les tirants, puisque bien qu'il existe des exemples de tirants dès le Moyen-âge, ces tirants ne sont pas abordés par ces traités.
Par ailleurs, le détail du relevé des éléments métalliques est souvent laissé de côté sur les relevés du XIXe siècle. Timbert donne ainsi différents exemples à la cathédrale de Soissons et à la cathédrale de Beauvais, où les tirants existants n'ont pas été dessinés sur les représentations du dictionnaire raisonné de Viollet-le-Duc (Timbert 2007 [18])